Il s’extirpe des entrailles de la voiture, un sourire ancré sur son visage noir de cambouis, les yeux injectés de sang sous l’effet de la fatigue. Il n’était pas censé être au garage à cette heure. Mais Chip voulait terminer de réparer la berline avant de rentrer et de retrouver les autres. Une putain de fierté aussi épaisse que son entêtement. Il se relève et fait craquer son dos, endolori après être resté trop longtemps sur le béton bigarré de l’atelier. Il ouvre la portière, fait tourner la clef et tend l’oreille. Elle ronronne. Il sourit, satisfait, avant d’éteindre le motard et de faire claquer la portière. S’essuyant le front avec le dos de sa main, moucheté d’un noir bien plus contrasté que la couleur naturelle de sa peau, il se dirige vers les vestiaires, attrape sa veste en jeans et sort du garage après avoir tout éteint. La clef dissimulée, il attrape son téléphone qui crie l’anachronisme et fronce les sourcils. Dormeur, Joyeuse. Simplette, Atchoum. Des messages de presque toute l’équipe. Tu sais où est E ? Je trouve pas E, répond pas … Chip soupire. Il regarde la lune, bien haute dans le ciel, qui le jauge de toute sa hauteur, fière et belle. Il est tard. Il aurait aimé se défaire de la crasse sous ses ongles, de la sueur sur son torse, de la fatigue sur ses yeux, il aurait aimé rejoindre son lit et ne plus penser à rien. Il aurait aimé. C’est ce qu’il aurait fait, il y a cinq ans. Il aurait écrit à Doc, pour poser la même question. Tu sais ce qu’il fout, E ? Les autres commencent à s’enflammer. Dis-moi. Mais maintenant, c’est à lui qu’on écrit. Il pianote sur le clavier. Je m’en charge. Il sait où chercher. Il a déjà vu Erwan rôder vers le port. Il l’a déjà observé regarder l’océan. Chip, il sait qu’Erwan tourne pas rond depuis l’accident. Il l’entend balbutier, des fois. Il voit la détresse dans ses yeux. Il ressent l’angoisse qui lui tenaille les entrailles. Erwan, il le connaît. Parfaitement. Chip observe, c’est ce qu’il a toujours fait, et il a toujours une idée précise de ce que les regards cachent. Il observe, il écoute, et il entend le moindre pincement dans la voix de ses proches. Il a affûté sa perception plutôt que ses mots. Chip il dit pas grand chose. Mais Chip il voit plein de choses, il ressent plein de choses. Et il sait qu’Erwan sombre depuis que Doc n’est plus là. Chip non plus n’est plus le même. Doc l’a changé, pour l’éternité. La jetée se présente à lui. La silhouette avachie sur le macadam n’augure rien de bon. Il s’avance, décèle avec plus de précisions les traits ternis d’Erwan. Un fichu flashback se joue dans sa tête. Il se voit, à l’époque où son ami était encore plus grand que lui, il se rappelle le couteau volé dans sa main, l’excitation dans son estomac, l’entaille dans sa paume, celle sur le doigt d’Erwan, le sang qui se mélange et le lien qui se créé. Frère de sang, pour toujours. Quoi qu’il se passe. Quoi qu’il arrive. Il s’assoie à côté d’Erwan sans s’annoncer. Chip se penche vers lui, tâte les poches de son jeans, de sa veste, trouve son paquet de cigarette et en fixe une entre ses lèvres. T’as une sale gueule. Il ne choisit pas ses mots, jamais. Il observe, commente avec la précision qu’il faut, que ses mots fassent mal ou non. Il attrape la bouteille de vodka et en prend une gorgée. Tu veux parler ? Il pose la bouteille à côté de lui. Les clopes et le briquet de son ami aussi. C'est sa façon de lui dire stop. Il le regarde, il a envie d'essuyer les traces qu'ont laissé les larmes sur ses joues et de le prendre dans ses bras. Mais il ne le fait pas. Chip, il est comme ça.